L’homme éclectique

Patron du label Tricatel, compositeur et arrangeur, Bertrand Burgalat est également un artiste officiant sous son propre nom. Chanteur dégagé des modes et prince d’une pop française chic et décalée, son quatrième album « Toutes Directions » est parfaitement dans la lignée de ce que l’on pouvait en attendre : faussement léger, intelligemment kitch, luxueusement hors des sentiers battus.

Vous êtes producteur et chanteur, ce n’est pas compliqué d’être à la fois juge et partie ?

Non parce que je fais les disques que je voudrais entendre. Dans le label, je pense être l’artiste qui coûte le moins cher. Avant je faisais même mes disques avec des bouts de ficelle. J’étais peut-être un peu, non pas négligent, mais plus obsédé par ce qui était bon pour le disque et pas forcément pour moi. Étant mon propre directeur artistique je me mettais peut-être moins la pression que maintenant. Pour cet album-là, j’ai vraiment décidé de tout enregistrer en studio, de ne pas bricoler chez moi. J’avais envie de le faire de manière plus conventionnelle et de le faire mixer par quelqu’un d’autre. Faire le disque des autres c’est beaucoup d’énergie, mais de l’énergie pour convaincre. Là mon énergie est focalisée à faire ce qui me paraît juste.

Vous n’en avez pas assez d’être continuellement taxé de « singulier » et « d’ovni » ?

Oh, je ne le prends pas mal mais il n’y a jamais eu la volonté chez moi de passer cette image. Je ne l’ai pas recherchée mais peut-être que ce n’est pas si faux. Dans une scène globale qui s’est toujours un peu basée sur la mode et le systématisme, je me suis toujours senti un peu à part. En même temps ça me préserve. Et puis finalement, avec le temps, on a acquis une position qui est plus confortable que celle d’autres musiciens. Le fait d’avoir construit un truc en marge qui survit c’est déjà une victoire pour moi.

L’ouverture de ce nouvel album est très étonnante. Cela commence par une plage instrumentale (l’unique cette fois-ci) puis sur un titre qui démarre a capella. La musique puis la voix, les deux ingrédients Burgalat mis à part avant de se mêler enfin…

C’est vrai ça ! Ce n’est même pas conscient ! Cela me semblait important mais de manière instinctive, ce n’était pas intellectualisé. Je n’y ai jamais pensé, vous venez de m’en faire prendre conscience.

Cela signifie aussi qu’inconsciemment vous l’assumez mieux cette voix ?

J’étais très mal à l’aise avec elle pendant longtemps. J’étais très vite déstabilisé par les conseils et les critiques qu’on pouvait faire dessus. Ça m’a fait perdre beaucoup de temps jusqu’à ce que je réalise qu’il fallait que je chante comme j’ai envie de chanter. Maintenant je revendique cette façon délibérément douce, sans jazzifier, sans gueuler, sans maniérisme. Mais en plus j’ai du plaisir maintenant à le faire sur scène. C’est purement interne, je suis en meilleure forme physiquement et dans ma tête qu’auparavant.

« Toutes directions », est un titre qui est une fausse piste assez surprenante aussi. Parce que vous n’avez certainement jamais fait un disque aussi cohérent…

C’est vrai. Pour moi « Toutes directions » c’est plutôt un questionnement, voir si on ne peut pas envisager la musique différemment et continuer de la faire dans une motivation d’énergie. Elle devrait être une telle joie et j’en étais à me demander si j’allais encore manger des carottes râpées dans des salles qui n’en ont rien à faire que je vienne jouer. Parfois, dans des moments de découragement, je rêve de l’échec total, de ne rien vendre du tout ou seulement douze albums. Parce qu’au moins ce serait assez beau. Mais quand on en vend trois ou quatre mille, on ne peut pas être ingrat et laisser tout tomber. Parce que même si c’est difficile, qu’il faut persuader, se battre, il y a aussi des gens géniaux sur le chemin qu’on ne se sent pas le droit de laisser tomber. Donc le titre « Toutes Directions » est plus dans le changement de paramètres et d’équations que dans l’idée de l’éclectisme.

Il n’y a pas moins de huit auteurs qui ont travaillé pour ces quinze titres, et vous livrez pourtant votre album le plus intimiste : la mort des parents, la naissance de l’enfant, des confessions… ne pas écrire ces textes vous-mêmes c’est encore une pudeur persistante ?

En réalité je trouve ça tellement incroyable de chanter les mots des autres ! On se bat tellement en tant que label et éditeur pour dire aux interprètes qu’on a des auteurs formidables et qu’il faut les faire travailler. Ce travail d’équipe est important. Alors maintenant, les choses que je voudrais dire, j’en parle avec les auteurs. Je trouve que ce serait irrespectueux de ma part, sachant le talent qu’ils ont, de ne pas leur demander. Et puis je n’ai pas ce besoin d’écrire les mots, les émotions que je veux transmettre j’ai toujours réussi à les mettre dans la musique. Y compris de façon insidieuse dans la musique ou les arrangements que je fais pour les autres. Je n’ai pas de frustration là-dessus.

Ce disque intime, aux thèmes parfois incisifs ou douloureux termine par la phrase « Tout me fait rire ». C’est un fait exprès ou, là encore, c’est un heureux instinct ?

La façon dont je fais les choses est instinctive. Depuis le début je pensais que c’est ce morceau qui devait clore l’album, sans même savoir de quoi il traiterait. En fait tout est fait de manière spontanée, mais à la fois très précise. L’ordre, le nombre de morceaux, les sons, rien n’est laissé au hasard. C’est comme en studio, je pense que j’ai une façon de travailler assez rigoureuse et en même temps avec beaucoup de place pour le tâtonnement et la recherche de la bonne couleur. Mais je n’arrive jamais en studio en me disant : « je voudrais que ça sonne comme ça. » Pour moi en musique il faut être libre sans être complaisant.

Marjorie Risacher