Les 5 albums du mois de septembre

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois de septembre 2022 – avec Jeanne Added, Lomepal, Shygirl, Santigold et Benjamin Biolay – c’est tout de suite !

Jeanne Added – By Your Side
(Naïve/Believe)

By Your Side. Après une crise sanitaire faible en échanges humains, le titre du nouveau disque de Jeanne Added fait chaud au corps. Dans le morceau éponyme qui fait office de conclusion, elle raconte “comment, avec un peu de chance, on finit par s’autoriser à vivre avec les personnes qui permettent d’être complètement nous-mêmes. Et à laisser les autres continuer leur chemin sans nous. L’indépendance, donc, la quête de liberté et du désir, voilà le propos du digne successeur de Be Sensational (2015) et Radiate (2018).

Imaginé au printemps 2020, By Your Side a demandé une année d’écriture avant son enregistrement aux fameux studios Ferber, aux côtés de Renaud Letang. Toujours au programme, “l’envie de faire mieux, mais peut-être avec un peu plus de pression. Comme si quelque chose se jouait. En a résulté en une ambiance studieuse et parfois pas très confortable…” La voix de Jeanne Added s’y déploie dans toutes ses possibilités, elle dont le rapport au chant “bouge constamment” : “Renaud souhaitait m’entendre de très près. Il n’y a quasi pas de réverb’ sur mes prises de voix, ce qui confère une grande proximité… Je suis là, juste à côté. Sur scène, je projette plus loin, je résonne plus.”
Souligné des fameux Linn LM-1 qu’affectionnait Prince, ce troisième album affirme l’amour de la musicienne pour une pop volontiers synthétique et néanmoins plus organique, muée par un rapport à la terre, viscéral et fluctuant, audible dans Leon ou Tree Song. À l’épure d’Another Place répond le post-funk ludique de Play Again ou les émotions brutes d’Au revoir : “Même dans ce morceau qui est l’un des plus sombres, il y a de la tendresse.” L’ayant déjà expérimenté dans son EP Air (2020), Jeanne Added manipule ici davantage le français : “Ça fait un moment que ça vient. Non seulement parce qu’on m’en parle tout le temps mais aussi, à force de voir le public de mes potes reprendre leurs chansons par cœur à pleins poumons, ça donne envie. Et puis surtout, certains textes arrivent comme ça, même si je ne force pas. Au stade où j’en suis, ce serait le meilleur moyen pour que ça sonne faux.” Ça ne risque pas : séduisant sans fioritures ni apparat, By Your Side vise (très) juste.

Lomepal – Mauvais ordre
(Pinéale/Idol)

À l’omniprésence médiatique et discographique, Lomepal a visiblement préféré le repli sur soi, la démission. Trop de concerts, trop d’interviews, trop de morceaux même. Après des années de galère et de freestyles à l’arrache, le Français découvrait avec Flip (2017) et Jeannine (2018) de nouvelles difficultés : la pression du succès, l’obligation d’occuper l’espace en permanence, quitte à frôler le burn out. De ce retrait nécessaire, de ces journées passées avec “des textes raturés qui recouvrent le sol”, Lomepal a rapporté un précieux témoignage, analytique, tout en humeurs contrastées. Lumineux en façade, torturé à l’intérieur, Mauvais ordre explore les pensées d’un homme en plein doute. Le thème est commun, mais l’interprétation donne plus, délivrée d’une voix forte et émotive qui n’a pas les moyens de tricher et stigmate d’une sensibilité que l’on imagine à fleur de peau. Cette voix, magnifiée par une instrumentation sophistiquée qui évite les tics de la production rap, Lomepal en fait l’un des atouts majeurs de ce troisième album. Tour à tour nerveuse (50°), guillerette (À peu près) ou lancinante (Mauvais ordre), elle réussit également l’exploit de sublimer certains passages moins inspirés lexicalement – un défaut déjà perceptible sur ses deux premiers efforts.
Au détour d’une phrase ou d’une formule lapidaire, Lomepal touche toutefois à l’intime. On reconnaît son écriture imagée, ses pensées canailles qui ne masquent rien d’une évidente obsession romantique. On apprécie de l’entendre aller vers des morceaux plus ambitieux, proches du storytelling, comme sur Crystal où il raconte son amitié avec une prostituée avant de s’abandonner dans une interprétation hautement redevable à Julian Casablancas. La comparaison est facile, d’autant qu’elle est pleinement assumée par l’intéressé. À l’écoute de Mauvais ordre, on sent toutefois poindre d’autres influences, étonnantes (John Lennon), ou simplement logiques pour quiconque s’intéresse à sa discographie – ce qui n’empêche pas d’être ravi de l’entendre partager avec JeanJass le même goût pour la culture des tomates et de Truman Show. À l’instar de Jim Carrey dans le film culte de Peter Weir, auquel la pochette fait également écho, Lomepal semble perdu entre le vrai et le faux, entre sa notoriété involontaire et son envie de normalité, entre la célébration poétique d’une certaine forme de mélancolie et cette quête amoureuse, prétexte ici à l’utilisation d’un piano, à des confessions qui prennent les atours de désirs ardents, mais aussi à des morceaux cristallisant des sentiments contradictoires. Comme seule semble en être capable la grande musique populaire.

Shygirl – Nymph
(Because)

Il y a un peu d’hyperpop chez elle, particulièrement dans son premier album, Nymph. Cette pop électronique maximaliste et hypertrophiée où les voix sont surtrafiquées, tordues pour singer la robotisation en marche, où la culture dite populaire embrasse les expérimentations dites underground, où le curseur de l’irritation est poussé au maximum. Depuis une dizaine d’années, l’hyperpop est creusée par le label PC Music et son fondateur A.G. Cook, feue Sophie, Arca, 100 Gecs, Danny L Harle et bien d’autres, qui toutes et tous empilent des couches et des couches de pistes afin de réaliser d’immenses mille-feuilles sonores pour mieux dire la volonté de s’autodéterminer voire de se transcender. Mais ce n’est qu’une influence, incomplète, puisque les productions de Shygirl conservent un minimalisme terrien, une présence charnelle, sa voix à elle ne s’aventurant pas dans les lacérations et distorsions métalliques.

Huit ans après leur premier morceau, le perturbant et efficace Want More, Shygirl et Sega Bodega travaillent toujours ensemble. Mais la jeune artiste a ouvert les portes de son univers à d’autres, dans un souci de bousculade, de curiosité, d’expérimentation. Ainsi de la productrice vénézuélienne Arca qui plus qu’aucun·e autre dit parfaitement le son de l’époque : exploration, saturation, membranes déstructurées, crissements de dents, freinages, accélérations, ruades, comme si le morceau pop de facture classique ne suffisait plus à dire les évolutions de notre temps. Arca donc, avec qui elle enregistra l’autotuné Unconditional en 2020 et que l’on retrouve à la production du fracturé Come for Me sur Nymph. Elle y invite également Mura Masa, Danny L Harle, Karma Kid, Cosha, Noah Goldstein, BloodPop, Vegyn, Kingdom. Si Shygirl écoute énormément de musique, elle ne met pas la main à la composition et ne s’en cache pas. À elle de communiquer le paysage sonore, l’ambiance sur laquelle elle souhaiterait poser sa voix. Les références sont déterminantes dans son approche musicale, et pourtant ne bouffent pas tout, laissant la création éclore et s’épanouir, loin du pastiche.

Santigold – Spirituals
(Little Jerk Records/Modulor)

A blessing and a curse”. C’est avec ces mots que nombre d’artistes contemporain⸱es ont décrit la pandémie. Une malédiction, parce que l’arrêt brutal des scènes, l’impossibilité de nouer du lien avec son public, l’interdiction de créer en dehors des frontières de son domicile. Mais une bénédiction aussi, malgré tout, car ce temps mort forcé a également permis de donner vie à des œuvres inédites que seuls la patience, l’isolement et l’introspection permettent d’inventer.

Santi White, alias Santigold, anticipe de ce phénomène. Baptisé Spirituals, son nouvel album a majoritairement été conçu pendant le confinement, lorsque la chanteuse, rappeuse et productrice de Philadelphie, enfermée chez elle, a opéré une reconnexion nécessaire et urgente à ses sentiments enfouis. Le nom et le concept de ce projet s’inspirent des “negro spirituals, ces chants emplis d’espoir créés par les esclaves noir⸱es pour transcender leur soif de justice et de liberté (et qui feront naître le gospel) : tout en parlant des difficultés à vivre dans le monde moderne, Spirituals nous exhorte à rêver d’horizons nouveaux – à élever nos âmes.

C’est ce que l’on ressent dès les premières minutes avec Nothing. Conçu en écho au mouvement Black Lives Matter, ce titre explore le sentiment d’invisibilité éprouvé par Santigold en tant qu’artiste et femme noire. Sur High Priestess, elle célèbre sa toute-puissance artistique, qu’elle a parfois eu l’impression de perdre. Un peu plus loin, sur Shake, elle évoque avec entrain le pouvoir véritable de la résilience humaine, se faisant le témoin de son époque et de son parcours personnel. “Ce disque parle de la multi-dimensionnalité de l’être – transformation, transcendance et évolution”, précisait-elle dans un communiqué.

D’où la pluralité des sonorités que l’on y retrouve, et qui illustre parfaitement cette large palette d’états émotionnels. Plutôt indie pop à son ouverture, Spirituals nous entraîne rapidement vers des contrées punk (High Priestess), funk (Shake), afro-caribéennes (No Paradise) et électroniques (Aint Ready), façonnées aux côtés des producteurs Boys Noize, SBTRKT, Dre Skull ou encore Illangelo.

Benjamin Biolay – Saint-Clair
(Polydor/Universal)

Dès la deuxième plage de Saint-Clair, la référence strokesienne s’entend ouvertement sur Les Joues roses (le second single extrait, après l’imparable Rends l’amour !). Les clins d’œil à Julian Casablancas ne manquent pas, jusque dans les intonations vocales ou le phrasé, qu’on retrouve à plusieurs reprises (Petit Chat, Mort de joie, Forever) dans le déroulé de l’album. Dans la tête de BB, le point de départ était clair comme la mer Méditerranée : “Je voulais faire un disque de rock analogique avec des textes.” Profitant de l’énergie collective de la tournée de Grand Prix, Benjamin Biolay a convoqué ses musiciens scéniques en version resserrée (le guitariste Pierre Jaconelli, le claviériste Johan Dalgaard et le batteur Philippe Entressangle) puisqu’il joue lui-même des claviers, signe les arrangements et dirige l’orchestre, comme à son habitude éprouvée. Ébauché pendant le deuxième confinement de l’automne 2020 et mûri pendant la tournée, Saint-Clair lui donne envie de “faire la musique [qu’il] aime”. Dans le tour bus, BB écoute pêle-mêle The Strokes, The Growlers, Television, The Flaming Lips, Lou Reed, The Smiths… Au final, cela donne l’un de ses albums les plus autobiographiques, dans lequel il projette sa propre vie en chansons. L’un des points d’orgue de Saint-Clair s’intitule (Un) Ravel, qui, comme son titre le sous-entend, est inspiré par la fameuse pièce pour piano de Maurice Ravel, Pavane pour une infante défunte, composée en 1899. Rejoignant dès la première écoute les sommets introspectifs de son répertoire (Négatif, À l’origine, La Superbe, Ton héritage), (Un) Ravel voit son auteur se livrer sans détour : “Je ne savais rien du monde simple mais beaucoup du compliqué/Mon cœur de Vauban, une enceinte, dès lors s’est lentement fissuré/J’ai tenté de me perdre dans l’intention de me retrouver.”

À chaud, Benjamin Biolay replace déjà Saint-Clair dans le sillage d’À l’origine et de La Superbe. Comme dans ses meilleurs enregistrements, l’homme a l’art et la manière d’encapsuler toutes ses mélomanies. Quinze ans après son chef-d’œuvre Trash Yéyé (2007), où il faisait déjà des œillades à The Smiths et New Order, BB continue de creuser son sillon en héritage mancunien (Les Lumières de la ville, De la beauté là où il n’y en a plus, Pieds nus sur le sable), avant un final irrésistible en forme de feu d’artifice mélodique – la chanson Saint-Clair, inspirée par le mont Saint-Clair à Sète, une ville qu’il arpente depuis sa plus tendre enfance et où il se réfugie à la moindre opportunité.