Les 5 albums du mois de juillet

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois de juillet – avec Rodrigo Amarante, Rejjie Snow, Darkside, Wavves et Chet Faker – c’est tout de suite !

Rodrigo Amarante – Drama
(Polyvinyl Records/Bigwax)

 “J’essaye de me découvrir à travers chacune de mes chansons, et j’espère qu’elles peuvent aussi refléter la vie de ceux qui m’écoutent”, nous confesse-t-il. À 44 ans, Rodrigo Amarante livre seulement son second album solo, mais il est loin d’être novice. Pour faire court, on rappellera que ce natif de Rio de Janeiro a fait ses armes au sein du groupe de rock brésilien Los Hermanos et du big band Orquestra Imperial avant de s’acoquiner avec la clique de Devendra Banhart. À la fin des années 2000, le voilà parti en Californie, qui devient sa patrie d’adoption. Il forme Little Joy avec Binki Shapiro et Fabrizio Moretti, le batteur des Strokes, le temps d’un album absolument charmant, puis se fait remarquer du grand public grâce à son titre Tuyo, choisi comme générique de la série de Netflix, Narcos. On reconnaît dans Drama la saveur sonore de son premier LP, Cavalo, paru en 2013, ses cordes graciles, la saudade détournée en folk… Drama, parce que, d’après le bouddhisme, la vie est une perpétuelle souffrance, mais qu’il faut se laisser surprendre par sa propre évolution, tout aussi perpétuelle. Et savoir s’en réjouir. Si Cavalo évoquait l’exil, il s’agit aujourd’hui d’“un nouveau chapitre” : “Il regarde au-delà de la personnalité que j’avais présentée avec mon premier album”, analyse son auteur.

Autour de lui, des instrumentistes de haut vol : Andres Renteria aux congas, Todd Dahlhoff à la basse, Paul Taylor à la batterie et, à la production, son ami de longue date Noah Georgeson. C’est avec lui qu’il a terminé l’enregistrement, durant le confinement de 2020, sans qu’ils soient physiquement réunis dans la même pièce. Ce qui ne contredit nullement l’impression d’intimité que l’on entend dans la ballade vaporeuse de I Can’t Wait, les effluves amoureuses pastorales de Tanto, la bossa mélancolique de Tara ou les désillusions du socialement engagé Um Milhao : “Je suis triste et en colère face à la montée de la pensée fasciste, et pas seulement au Brésil”, regrette Amarante. Pour affronter la réalité, les formules du penseur britannique Alan Watts, cité dans le morceau Tao. “Avec la pandémie, j’ai réalisé que le monde pouvait s’arrêter en une seconde, et impacter l’essence de ma vie personnelle et artistique, commente Amarante. Alors qu’à l’origine je voulais être plus percussif, plus froid, plus épuré, j’ai compris pendant l’enregistrement que ce désir avait un lien avec cette coupe de cheveux qu’on m’avait imposée enfant. Et qu’il fallait, au contraire, entièrement embrasser le théâtre sentimental que je porte en moi.” La commedia dell’arte – et des cœurs – aura rarement été aussi sensible qu’ici.

Rejjie Snow – Baw Baw Black Sheep
(Honeymoon/+1 Records/EMPIRE)

Au moment de clore l’histoire qui vient de nous être contée, un mantra tout simple se répète inlassablement sur le dernier morceau de Baw Baw Black Sheep : “Je veux simplement être moi.” Envisagé comme un conte qu’on lirait à un enfant pour l’endormir – le rappeur irlandais vient de devenir papa –, le second album de Rejjie Snow est un récit initiatique et introspectif qui défend les mêmes valeurs d’honnêteté et de bienveillance que son prédécesseur, le langoureux Dear Annie. Dans ses ambitions de conteur, ses influences théâtrales qui affleurent et la multiplication de voix et de bruits cartoonesques, Baw Baw Black Sheep semble même prendre la suite directe du premier LP de Rejjie. Mais là où Dear Annie faisait des appels du pied à la musique française (bien aidé par Lewis OfMan), ce nouveau disque lorgne définitivement vers la musique gorgée de soul des Native Tongues (A Tribe Called Quest, De La Soul). Une direction qui n’est sûrement pas étrangère à la présence du versatile producteur et chanteur américain Cam O’bi – déjà présent au générique de Dear Annie – et du producteur Dee Lilly.

Cette œuvre d’un trio qui ne dit pas son nom permet aux trois comparses de satisfaire leur amour commun des synthés analogiques, des boucles soul et des percussions organiques à la manière de Tyler, the Creator. Le spectre de l’ex-Odd Future semble d’ailleurs planer sur tout le disque ; dans les vélléités pop du trio (Disco Pantz, Shooting Star, et surtout Mirrors qui évoque le See You Again de Tyler), dans sa manière de convoquer les idoles de jeunesse (le regretté MF DOOM sur Cookie Chips) et même dans la voix nonchalante et caverneuse de Rejjie Snow. Malgré leur amour partagé pour l’aspect théâtral de sa musique, Rejjie Snow troque la capacité d’incarnation d’un Tyler pour une plongée introspective – plus proche d’Earl Sweatshirt, par exemple. Entre field recording et inspirations tout droit issues de la Library Music, le Dublinois et ses comparses offrent un parfait écrin aux histoires personnelles de Baw Baw Black Sheep. C’est là toute la saveur de cet album qui cultive son insouciance, sa frivolité presque. Un disque de chevet au premier sens du terme, de ceux qu’on peut écouter distraitement ou consciencieusement, pour s’endormir ou veiller tard, sans jamais s’en lasser.

Darkside – Spiral
(Matador/Wagram)

L’histoire serait presque aujourd’hui devenue légende : la rencontre entre le producteur Nicolas Jaar et le multi-instrumentaliste Dave Harrington à New York en 2011, sur les conseils de leur ami commun et saxophoniste Will Epstein, alors que le producteur américano-chilien est en quête du “meilleur musicien de la ville” pour l’accompagner sur scène défendre son premier disque, Space Is Only Noise. Puis la même année et en pleine tournée à Berlin, une jam session enregistrée dans la chambre d’hôtel des artistes donne naissance à un premier EP, précédant la sortie d’un grandiose album, Psychic, en 2013. Impossible depuis d’oublier ce coup de maître, chaque fois que retentissent les premières déformations savamment modulées de Golden Arrow, en ouverture de l’unique disque du duo qui, à l’image de cette monumentale introduction  constellée de silences, maîtrise l’art du mutisme. Une tournée plus tard, Darkside annonce sa séparation temporaire, lâchant pour la beauté du geste deux morceaux testamentaires (What They Say et Gone Too Soon, publiés par Other People en 2014), pour finalement disparaître pendant plus de six ans.

En 2020, le groupe refait surface avec la publication sur les plateformes de streaming d’un live enregistré en Hongrie au cours de leur unique tournée. Peu de temps après, enfin un premier single, Liberty Bell, lâché en prélude à ce Spiral, entêtant nouveau disque aussi bien marqué par les bouillonnantes expérimentations jazz fusion de Dave Harrington (en solo comme avec le groupe auquel il prête son nom) que par les obsessions sonores orientalisantes que Nicolas Jaar a explorées sur ses deux derniers efforts (Cenizas et Telas). Car en dépit des parcours tracés par les musiciens entre-temps, ce retour de Darkside ne trahit pas. Si le duo délaisse sa recette habituelle (des plages synthétiques aux rythmes comme ankylosés par d’hypnotisantes modulations), c’est pour souvent miser au plus simple en proposant des titres plus construits, portés par les souples cordes blues de Dave Harrington et un chant étonnamment consistant. Une méticuleuse spatialisation sonore toujours en signature, et ce retour à tout ce qu’il faut pour convaincre que l’alchimie de Darkside rayonne toujours.

Wavves – Hideaway
(Fat Possum Records/Soundsworks)

Il fallait revenir aux sources, se réfugier là où tout avait commencé. Hanté par des années d’excès en tout genre, une discographie plombée par le poids d’un album culte – le jouissif King of the Beach (2010) – et une expérience peu reluisante auprès de la major Warner, le leader erratique de Wavves, Nathan Williams, est parti retrouver l’abri de jardin du domicile parental à San Diego pour se remettre au boulot comme aux premiers jours. Entre les murs du studio de fortune de ses débuts, le trentenaire au look d’éternel ado rompu aux skateparks de la côte Ouest parvient à mettre en boîte une poignée de nouvelles demos. S’enchaînent alors plusieurs sessions d’enregistrement, calées en compagnie des indéboulonnables Stephen Pope (basse) et Alex Gates (guitare), dans l’espoir de boucler le successeur du bancal You’re Welcome (2017). Seulement, le trio peine à se trouver une ligne directrice lors de ces séances, jusqu’à ce que Dave Sitek, producteur et cofondateur du groupe new-yorkais TV on the Radio, ne vienne repêcher l’ensemble.

Au cours d’une décennie passée à multiplier les pop songs aussi cradingues que surproduites, Wavves s’est entêté à innover sans trop chercher à se renouveler. Mais, si Nathan Williams n’a rien perdu de son cynisme ni de son habilité à pondre des mélodies accrocheuses (“I feel like I’m dying, it’s cool, it’s great, just pretend I’m okay” sur la nonchalante Honeycomb), la formation californienne surprend désormais, à reproduire sa formule en affichant une sobriété assumée. Avec Hideaway, elle livre un septième album épuré, légèrement imprégné d’une nostalgie sixties, où la reverb du surf rock d’antan se glisse sous des power chords rageuses (Thru Hell, Sinking Feeling), quand quelques guitares acoustiques, Mellotron et autres claviers (Caviar et son final ravissant) se fondent derrière des rythmiques rétro (Hideaway, The Blame, Marine Life). À 35 ans, Nathan Williams semble vouloir faire dans la finesse. De quoi presque se faire traiter de mature.

Chet Faker – Hotel Surrender
(Details Records/BMG)

Hôtels et musiciens ont toujours fait bon ménage. On pourrait feuilleter des heures le grand livre de l’histoire du rock que l’on n’aurait pas fait le tour de ces établissements en tout genre, réels ou fantasmés. Ils se nommaient Chelsea Hotel #2 pour Leonard Cohen, Morrison Hotel chez The Doors ; c’était la déferlante rock du Heartbreak Hotel d’Elvis, quand Chris Isaak chantait la solitude sur Blue Hotel.

Celui de Nicholas James Murphy se nomme Hotel Surrender et cela n’a rien d’étonnant quand on sait qu’il a décidé, l’année dernière, de s’abandonner totalement à son alias Chet Faker, pourtant mis sur la touche depuis 2016. “Music does something”, affirme l’Australien en ouverture de son album tandis qu’une basse ronde et un clavier funky montrent la voie : Chet Faker est bel et bien de retour, et c’est tout un univers qui est balayé avec lui d’un revers de main. Oubliées, les longues plages de piano méditatives de Music for Silence (2020), remisées au placard, les quelques expérimentations de Run Fast Sleep Naked (2019), qui manquait parfois de cohérence : Hotel Surrender érige en totem solaire le plaisir de faire de la musique avec joie et simplicité.

On aurait aimé d’ailleurs par moments un peu moins de facilité (Get High), même si Nick Murphy explique qu’il a avant tout laissé Chet Faker renaître de ses cendres pour “donner de la joie aux gens”. De toute évidence, il s’éclate derrière ses synthés, son micro et ses boîtes à rythmes (Whatever Tomorrow), mais est-ce une raison pour multiplier les râles et les interjections qui ponctuent, comme des gimmicks, chaque phrase du très groovy Oh Me Oh My ? Un brin too much, mais rien de rédhibitoire toutefois puisque l’on cède volontiers aux sirènes de cette pop aux forts accents r’n’b, faite de rythmiques langoureuses, de mélodies entraînantes et de blue-eyed soul.

Libéré de ses angoisses, heureux de composer cette musique pour lui et pour les autres, Chet Faker déroule une partition qu’il connaît par cœur et qui revêt parfois les atours du cool le plus absolu (Low). Qu’il marche sur les traces de Justin Vernon en saupoudrant ses morceaux d’arrangements à la Bon Iver (le saxophone de It’s Not You, les chœurs de Peace of Mind) ou qu’il emprunte au blues quelques accords pour chanter son désarroi (I Must Be Stupid), Chet Faker sait nous convaincre qu’il a bien fait de sortir de sa retraite. Et c’est sans doute dans ces moments où il ne recherche pas l’efficacité à tout prix qu’il se montre le plus pertinent. Ainsi, In Too Far conclut l’album de la plus délicate des manières, épanchant sur nous des harmonies célestes qui semblent se perdre dans le lointain, ultime et glorieux appel à lâcher prise et rendre les armes pour de bon.