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Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Cette fois-ci, faisons un retour ensemble sur le Best Of des albums qui ont marqué l’année 2022. On commence avec Phoenix, puis Charlotte Adigéry & Bolis Pupul, Denzel Curry, Benjamin Biolay, Rosalía
Phoenix – Alpha Zulu (Loyauté/Glassnote/ A+LSO/Sony Music)
“Thomas, Deck, Branco et Christian sont attachés au système séculaire de dix titres par album, à l’instar de la pièce de théâtre en trois actes. L’album parfait a été inventé par les deux faces d’un vinyle. Leur maniaquerie est tellement française, mais ils subliment ce caractère, en s’accrochant à des références démentes”, nous confiait Philippe Zdar avant la sortie de Wolfgang Amadeus Phoenix (2009), le disque du basculement national et du couronnement international pour Phoenix et son producteur aux Grammy Awards. Avec ou sans le succès (tardif), le quatuor versaillais n’a jamais varié d’un iota dans sa mélomanie ni dans ses principes d’union fraternelle, de secret de fabrication – Phoenix en studio, c’est Fort Knox. Car avant de devenir le “meilleur-groupe-français-du-monde”, Phoenix avait déjà conçu son premier album, United (2000), comme un feu d’artifice, rassemblant toutes ses obsessions musicales (des Beach Boys à Teenage Fanclub, de Lou Reed à Urge Overkill), tous ses rêves sonores, tous ses fantasmes de production (Funky Squaredance, audacieux morceau en trois parties devenu incontournable en concert).
Sans le regretté génie Philippe Zdar, leur frère de son qui, de près ou de loin, était présent sur tous les disques du groupe depuis vingt ans, Thomas Mars, Laurent Brancowitz, Christian Mazzalai et Deck D’Arcy ont dû se réinventer, doublement même, au vu du contexte pandémique que l’on sait – pour d’évidentes contraintes sanitaires, Thomas était bloqué outre-Atlantique pendant que ses comparses travaillaient dans leur studio aménagé d’un musée des Arts décoratifs désert. Au point d’enregistrer leur tout premier morceau à distance, le merveilleux Winter Solstice – ainsi que le duo Tonight avec Ezra Koenig de Vampire Weekend. Et si ce nouvel album s’est finalement dévoilé par la fin (Identical, enregistré pour la BO du film On the Rocks de Sofia Coppola, sorti en 2020), il s’est matérialisé avant l’été avec la sortie de l’étincelant single Alpha Zulu, coïncidant avec le retour scénique de Phoenix en France et en Espagne. “On choisit les morceaux portés par l’exaltation”, nous confessaient en chœur les quatre inséparables, dans une interview publiée dans nos pages le mois dernier, avant de s’envoler pour une nouvelle tournée américaine.
“They are always different, they are always the same” (“ils sont toujours différents, ils sont toujours les mêmes”), résumait John Peel à propos de The Fall. Et c’est exactement le même sentiment que l’on ressent à l’écoute des dix titres d’Alpha Zulu, avec l’impression de les connaître déjà par cœur tellement leur évidence mélodique, doublée d’une familiarité vocale, tombe sous le sens. On pourrait d’ailleurs mettre au défi l’oreille la plus retorse, sourcilleuse voire réfractaire (on en connaît encore en 2022 !) de ne pas succomber d’emblée à After Midnight, Artefact et The Only One, imparable brelan d’as qui contient tout l’ADN de Phoenix. “How can I be the only one?”, interroge Thomas Mars sur ce dernier tube atomique. La réponse est dans la question.
Charlotte Adigéry & Bolis Pupul – Topical Dancer (Deewee/Because)
Vivant tous·tes deux à Gand, en Flandre, Charlotte Adigéry et Bolis Pupul (de son vrai nom Boris Zeebroek) ont aussi en commun des ascendances mélangées : guadeloupéenne et martiniquaise pour elle, chinoise et belge pour lui. Ce métissage se retrouve dans leur musique aux couleurs vives et changeantes, sans appartenance fixe. Leur projet musical s’est constitué à partir de 2015 via les frères David et Stephen Dewaele (alias 2 Many DJ’s et Soulwax). Œuvrant alors à la bande originale du film Belgica, ils proposent à Charlotte Adigéry d’y contribuer vocalement. Amorcée à cette occasion, sa collaboration avec Bolis Pupul s’est vite poursuivie. Peu après, les deux acolytes – qui se considèrent aujourd’hui comme frère et sœur – enregistrent leur premier morceau en binôme, Senegal Seduction. Savoureuse comptine vaporeuse aux rythmes languides et aux espiègles paroles (en français), cette création inaugurale contient déjà l’essence du duo et traduit son inclination pour une electro souple et spirituelle.
Senegal Seduction figure sur le EP Charlotte Adigéry, paru en 2017 et composé au total de quatre morceaux. Après un second EP réalisé ensemble, Zandoli (2019), Charlotte Adigéry et Bolis Pupul ont décidé de s’attaquer à leur premier long format. Pour le moins juteux, le fruit de leurs efforts se découvre à présent avec Topical Dancer – titre épatant que l’on se propose de traduire librement en français par “danseur penseur”, sans pouvoir restituer le jeu de mots avec “tropical”. Résolument hors norme, dans le sillage de ceux et celles qui brisent à merveille les carcans – les Talking Heads (référence directe du morceau Making Sense Stop), ESG, Prince ou Neneh Cherry –, l’album est coproduit par les frères Dewaele et paraît d’ailleurs chez Deewee, leur label. “Un peu comme des ostéopathes, ils savent toujours très bien où appuyer quand nous sommes bloqués dans notre processus artistique”, remarque joliment Bolis Pupul. Au fil des treize morceaux, tordant à plaisir les stéréotypes, glissant d’une langue à l’autre (anglais ou français), abordant des sujets variés, oscillant entre plusieurs tonalités musicales, le duo explore la sphère electro avec une très inventive fluidité et affirme une personnalité à la forte singularité, riche de promesses pour l’avenir.
Denzel Curry – Melt My Eyez See Your Future (Virgin Records/Universal)
Le cinquième LP solo de Denzel Curry est intitulé Melt My Eyez See Your Future, mais il aurait parfaitement pu s’appeler Worst Comes to Worst, selon le titre d’un morceau savoureux ici offert par le rappeur floridien, référence directe à celui du groupe Dilated Peoples dont il est l’un des héritiers, au même titre qu’il l’est de De La Soul. En 2019, son album ZUU l’avait déjà consacré comme une sensation, dépassant largement son succès américain, taillé dans les sons rap sudistes et les basses venues d’Atlanta. Worst Comes to Worst, c’est aussi une marque de pessimisme, une rage qui tranche avec les sonorités jazz et lumineuses qui habitent Melt My Eyez See Your Future. Puisant ses échantillons dans la soul tropicale ou la musique d’illustration, Denzel Curry joue aux esthètes et gagne à chaque fois. Car cet album, qui convie aussi bien la chanteuse Buzzy Lee que T-Pain ou Saul Williams, nous rappelle son redoutable sens mélodique et compte de nombreux points d’orgue. Comme le morceau Ain’t No Way, en featuring avec J.I.D, 6lack et Rico Nasty, réunion de valeurs sûres raffinée qui traverse les sous-genres comme les époques. Sachant marier la menace et la poésie, ce disque ne contient aucune fausse note. Aucune
Benjamin Biolay – Saint-Clair (Polydor/Universal)
L’un des points d’orgue de Saint-Clair s’intitule (Un) Ravel, qui, comme son titre le sous-entend, est inspiré par la fameuse pièce pour piano de Maurice Ravel, Pavane pour une infante défunte, composée en 1899. Rejoignant dès la première écoute les sommets introspectifs de son répertoire (Négatif, À l’origine, La Superbe, Ton héritage), (Un) Ravel voit son auteur se livrer sans détour : “Je ne savais rien du monde simple mais beaucoup du compliqué/Mon cœur de Vauban, une enceinte, dès lors s’est lentement fissuré/J’ai tenté de me perdre dans l’intention de me retrouver.” Et plus loin, il chante sans s’épargner : “Je suis mort une deuxième fois sur scène dans le plus simple appareil/Je me plains, je me plains, je me plains, mais dans le fond j’aime bien ça.”
À chaud, deux mois avant la sortie de Saint-Clair, Benjamin Biolay le replace déjà, dans sa discographie, dans le sillage d’À l’origine (son troisième LP, qu’il considère comme le premier “sérieux et cohérent”) et de La Superbe. “Quand je réécoute des chansons comme Ma chair est tendre ou L’espoir fait vivre, j’entends tous ces plans à la Weezer ou The Strokes. Le rock college en français est une vieille obsession qui remonte à l’album bleu de Weezer.” Comme dans ses meilleurs enregistrements, l’homme a l’art et la manière d’encapsuler toutes ses mélomanies. Quinze ans après son chef-d’œuvre Trash Yéyé (2007), où il faisait déjà des œillades à The Smiths et New Order, BB continue de creuser son sillon en héritage mancunien (Les Lumières de la ville, De la beauté là où il n’y en a plus, Pieds nus sur le sable), avant un finale irrésistible en forme de feu d’artifice mélodique (la chanson Saint-Clair, inspirée par le mont Saint-Clair à Sète, une ville qu’il arpente depuis sa plus tendre enfance et où il se réfugie à la moindre opportunité).
Rosalía – Motomami (Columbia/Sony Music)
La fulgurance de la pop jouxte le côté labyrinthique de la musique expérimentale. Une fusion casse-gueule mais réussie qui inonde son nouvel album, où l’on retrouve, sur Candy, un sample du morceau Archangel du musicien électronique londonien Burial. Motomami est imaginé en deux parties, la première, “Moto”, féroce ; la seconde, “Mami”, plus tendre. Deux facettes d’une même artiste qui refuse de se contenter d’une seule image (qu’elle soit exotique, lissée, lolitesque ou autre) pour en créer de multiples, réconciliant les Anciens (le flamenco) et les Modernes (l’électronique), performant la masculinité (le casque de moto noir) comme la féminité (les ongles-griffes outrancièrement vernis), parlant de sexe avec assurance et lâcher-prise. Ainsi, le morceau Hentai se réfère directement aux anime pornographiques japonais. Nul doute, Rosalía marche dans les pas de Madonna ou Rihanna tout en inventant autre chose, son style propre (et pointu).
Devenue une super-pop star, bardée de prix, elle n’en poursuit pas moins un travail artistique audacieux, complexe, tortueux, qui prend tout son sens sur ce nouvel album sorti après trois ans d’attente. Elle y entrelace et bouscule, offre saccades et ruades, tendre et emportée. Il y a du flamenco bien entendu, du reggaeton aussi, des basses lourdes, des percussions frénétiques, d’autres plus hachées, des coupures, des saillies, des digressions, de la moiteur, de la gravité et de l’amusement, et une direction : sa voix, comme l’expression la plus profonde de sa volonté de rassembler, sans se départir de son exigence.
Cette voix se fait tour à tour défiante, presque agressive, puis roucoule ailleurs en cascade amoureuse. Une voix enfantine et adulte, qui dirait les multiples facettes d’une jeune artiste. Justement, Saoko, le single inaugural de Motomami, est consacré à la transformation, voire à l’impossibilité de saisir entièrement une personnalité, toujours en construction, perpétuellement en rebond, en fluidité totale, mouvante, aquatique. Le titre sample un tube de reggaeton, Saoco de Daddy Yankee et Wisin, sur lequel elle dansait, plus jeune, en club, et le marie à des influences jazz. En un morceau, tout est dit : l’appropriation et donc le retournement des stéréotypes patriarcaux du reggaeton, comme la réunion de deux genres a priori aux antipodes, tout simplement parce que Rosalía les apprécie et ne voit pas pourquoi l’on devrait choisir entre danser sur l’un ou sur l’autre.
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