Les 5 albums du mois d’octobre

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois d’octobre 2022 – avec Arctic Monkeys, Aloïse Sauvage, Mykki Blanco, Stephan Eicher et Kids Return – c’est tout de suite !

 

Arctic Monkeys – The Car
(Domino/Sony Music)

The Car tient à la grande idée qu’Alex Turner se fait de la pop, qui pourrait se résumer en trois actes : construction d’une cathédrale sonore feutrée, écriture, orchestration. De source proche du dossier, Alex Turner, déjà quasi exclusivement à la manœuvre sur le précédent LP, a même écrit tous les arrangements (magnifiques) de The Car, un disque affranchi du contexte narratif qui faisait du précédent une œuvre kubrickienne peuplée d’intrigues et d’illusions. Ne nous voilons pas la face, la science-fiction n’était là que pour servir de support dynamique, de toile de fond aux errances mentales de Turner.

L’Anglais est un concepteur d’ambiances, un architecte qui, inlassablement et méticuleusement, constitue la scène sur laquelle il viendra jouer son petit théâtre des apparences à la manière d’un Scott Walker ou de The Style Council. “It’s the intermission, let’s shake a few hands”, s’interrompt-il dès le deuxième morceau, I Ain’t Quite Where I Think I Am. Et, en cela, The Car est un chef-d’œuvre, qui évite justement tous les pièges du gigantisme forcené pour se concentrer sur l’ouvrage, le beau, le précis. Quitte à nous laisser dans un état d’engourdissement relatif, au milieu de ce grand manoir à la fois baroque et craquelant, hanté par un flot de questionnements sans réponses.

C’est d’ailleurs l’une des forces des Monkeys que de ne jamais rien affirmer. Ici, tout est interrogation, tâtonnements, métaphores et paraboles, et c’est sans doute pour cela que les concepts (l’hôtel sur la Lune de TBH + C, la mystérieuse voiture de cet album) prennent le pas sur le récit et les refrains. Alex Turner a un goût certain pour le vintage et les questions millénaires laissées en suspens. L’action de The Car pourrait ainsi se situer entre la fin du mirage sixties et l’apparition du punk, en pleine gueule de bois, quelque part entre deux apocalypses.

Aloïse Sauvage – Sauvage
(Capitol Music France/Universal)

Corps transdisciplinaire et créativité extra-souple, Aloïse Sauvage est (aussi) une actrice et une artiste circassienne, mais c’est dans le format chanson qu’elle semble s’exprimer de la manière la plus entière, quand sa voix porte ses mots et que sa poésie clashe les fléaux de l’époque. Deux ans après Dévorantes, Sauvage sonne comme un journal intime transformé en hip-hop de combat ou en pop d’acrobate avec l’ingénieur du son Elio Agostini et les beatmakers éclectiques Twenty9, Wladimir Pariente ou Paco Del Rosso (plus connu avec le projet electronica Sin Tiempo). Évoquant la dépression (le magnifique Soulages), Aloïse Sauvage crie sa rage et il s’agit d’abord du portrait d’une jeune fille (quasi) en feu comme sur Montagnes russes, porte d’entrée enflammée : “Ça sent l’essence dans tous mes membres/Une allumette ça me démange”.
Avec Crop Top et son refrain en écho à celui de La Boulette de Diam’s, elle signe un hymne générationnel qui, en moins de trois minutes sautillantes, s’empare des féminicides, des questions de consentement et du harcèlement. Le tubesque XXL marque l’irruption de l’amour qui permet de vaincre les pensées sombres. Suivent ainsi la sensuelle ballade techno Jolie danger, l’entêtante chanson de rupture Love et Aime-moi demain au lyrisme élégant, précédé de Demain, parenthèse acoustique habillée par le piano de Shai Maestro et le chant de November Ultra. L’intense Paradis conclut : “C’est joli cette vie, comment ai-je pu l’oublier auparavant”.

Mykki Blanco – Stay Close to Music
(Transgressive/PIAS)

Depuis que Mykki Blanco s’est libéré·e de sa volonté d’absorber les codes rap et de les détourner, iel est devenu·e un·e musicien·ne fascinant·e. En s’affirmant au fil des ans, en prenant soin de se désintéresser des carcans, de ne plus songer à les faire sauter à tout prix, iel livre une musique plus audacieuse, apaisée à l’écoute, certes, mais en fait plus radicale. La rupture a sûrement eu lieu en 2021 avec la sortie du EP Broken Hearts & Beauty Sleep, première pierre posée de ce nouvel album, Stay Close to Music. La voix de Mykki Blanco est grave mais limpide, affirmée, comme sur l’excellent morceau Trust a Little Bit ou sur l’introduction Pink Diamond Bezel. Elle s’offre des instants de repos, presque méditatifs, qui permettent en fait de digérer le propos précédemment scandé. Celui-ci n’est pas toujours vindicatif ou profond, comme l’étiquette spoken word accolée à sa musique voudrait le faire croire : Mykki Blanco se fait nasty, cite Lady Gaga, revêt des apparats pop eighties ou trap, voit l’engagement comme un amusement. Cet équilibre entre gravité et légèreté semble désormais naturel, traduisant les envies multiples mais cohérentes de l’artiste californien·ne, qui n’a aucun mal à enchaîner les morceaux sans pause, à entrecouper les chansons de tentatives instrumentales bienvenues. Tout vient à point à qui sait attendre, et à qui sait créer.

Stephan Eicher – Ode
(Barclay/Universal)

Quiconque suit la carrière de Stephan Eicher connaît la capacité de cet électron libre à nous surprendre. Son imagination fantasque, sa spontanéité pétillante et sa sensibilité à fleur de peau sont autant d’armes de séduction massive pour ce pilier de la chanson francophone qui parvient, après plusieurs décennies de carrière, à rester imprévisible. La délivrance arrive en 2021 grâce à une idée de projet qu’il appelle Le Radeau des inutiles, une série de concerts qui redonnent goût à la convivialité dans des lieux d’exception. “J’ai pris tout mon courage et mon argent pour lancer ce théâtre itinérant. Nous avons joué sur un glacier, dans des musées, des parcs, des châteaux… L’après-midi, j’installais mon studio portable et nous avons commencé à créer ensemble, à tricoter ce nouveau costume.” Trois disques sont nés de ces sessions prolifiques, à commencer par Ode – les deux autres devraient suivre courant 2023. Gorgés d’une lumière tour à tour tamisée (Sans contact, Je te mentirais disant) ou éclatante (Ne me dites pas non pt2, Éclaircie), les douze morceaux de ce nouvel album, dont certains révélés par deux précédents EP parus avant l’été, font mouche. Avec autant de panache que de délicatesse, Stephan Eicher nous emporte dans son élan de vie, avec à ses côtés le coproducteur et multi-instrumentiste Reyn Ouwehand, ainsi que les fidèles plumes de Philippe Djian et Martin Suter. Mention spéciale au single Le Plus léger au monde, vibrante reprise de Gisbert zu Knyphausen et du regretté Nils Koppruch, dans une adaptation en français par Stephan Eicher digne de Bob Dylan.

Kids Return – Forever Melodies
(Ekler’o’shock & Hamburger Records/Bigwax)

Adrien Rozé et Clément Savoye aiment le rappeler : ils sont nés en 1997, année de sortie en France du film de Takeshi Kitano, Kids Return, dont ils ont emprunté le titre pour en faire un nom de groupe, et de Homework, le premier album de Daft Punk. Une génération les sépare donc des exploits de la French Touch et des premières expéditions lunaires du duo Air, auquel on les compare souvent, soit pile-poil l’espace-temps qu’il faut pour tout rebâtir sans ressentir le poids des aînés sur les épaules.

L’histoire de leur rencontre remonte au collège. À l’époque où la jeunesse parisienne sautille sur 1995, la bande à Nekfeu, les potes glissent les discographies complètes des Strokes et des Beatles dans leur iPod et font des blind-tests Arctic Monkeys dans la queue de la cantine. Pas virtuoses, les Kids Return reconnaissent avoir snobé les cours du soir – Adrien et Clément se sont entourés de musiciens capables de jouer les grands thèmes et mélodies écrites par le duo au gré de leurs déplacements, claviers sous les bras, entre leur studio dans les Pyrénées et leurs différents points d’attache intra-muros. Les dix titres 100 % analogiques du premier album des Parisiens ont ainsi des allures de bribes de vie, agrandies au format CinémaScope et encapsulées dans un recueil d’apprentissage, où l’amitié, la fuite de l’adolescence et le passage à l’âge adulte font figure de totems à figer dans le son, comme si l’oubli était la pire sentence infligée par le temps. “Quand tu crois que tu sais, c’est que t’es devenu vieux”, fanfaronne Adrien. Pourvu que Kids Return ne cesse jamais de douter.