Les 5 albums du mois d’août

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois d’août 2022 – avec Bibi Club, Danger Mouse & Black Thought, Hot Chip, Cass McCombs et UTO – c’est tout de suite !

 

Bibi Club
Le Soleil et la Mer
(Secret City Records/Bertus)


Découvrir un groupe sur scène, dans la moiteur d’une cave montréalaise entre deux assouplissements des restrictions sanitaires, c’est comme s’envoyer un Old Fashioned devant un coucher de soleil californien : ça n’a pas de prix. Les petits plaisirs étant souvent les meilleurs, c’est avec une joie durable et non dissimulée que l’on a découvert Bibi Club un automne 2021, dans la fournaise de l’Escogriffe, l’un des points névralgiques des scènes musicales indépendantes au Québec. Le duo formé par Adèle Trottier-Rivard et Nicolas Basque, croisé notamment, chez Plants and Animals, est actif depuis le mitan des années 2010 mais peu prolifique (un EP en 2019, puis quelques singles). Sur leur Bandcamp, on peut lire ça : “They make living-room party music.” La formule est plus cool que l’usée jusqu’à la corde “bedroom pop” et laisse poindre une capacité certaine à faire preuve de second degré. En live, l’affaire est simple : des machines rythmiques rudimentaires et une guitare. L’éthique est DIY et minimaliste. Ça sonne comme si les Vaselines avaient convoqué Arthur Russell dans un projet jungle pop, avant d’enfiler un perfecto en rêvant d’être Martin Rev et Alan Vega. L’album, lui, s’intitule Le Soleil et la Mer, mais vous y trouverez beaucoup plus. Mélodies embrumées, guitares indie pop, synthétiseurs vagabondant dans le vide interstellaire comme une navette à la dérive : l’écrin manigancé par ces êtres de lumière est idéal pour accueillir des textes impressionnistes, écrits comme on prend une photographie à l’aune d’un crépuscule éphémère, pastel et rougeoyant. L’art subtil de Bibi Club réside quelque part par là, dans cette capacité à retranscrire l’état cotonneux d’un jet-lag tout en accrochant l’oreille dès la première écoute, avec des gimmicks instrumentaux, des mots qui font mouche, un timbre de voix qui semble vous dire : “Tout va disparaître, mais tout est OK.” Avec seulement huit titres au compteur allant de la pop lo-fi artisanale à la néo-soul chaleureuse et décharnée (sublime morceau de clôture), en passant par une longue plage évolutive de neuf minutes introduites par d’étranges voix espagnoles émanant d’un vieux transistor, Le Soleil et la Mer semble tout dire de nos errances planétaires et passions contemplatives. Si vous ne tombez pas amoureux de ce disque, il vous fera au moins trébucher.

Danger Mouse & Black Thought
Cheat Codes
(BMG/Warner)


Enregistré en huis clos par l’un des grands manitous actuels du son de la pop américaine et l’éminent cofondateur des Roots, devenus indispensables aux shows de Jimmy Fallon, ce mémorable Cheat Codes s’oppose pourtant aux failles du système sociopolitique états-unien. Non, le rap conscient n’a pas été enterré par la trap enfumée d’Atlanta. Il y a encore tant à dénicher dans les bacs poussiéreux des disquaires ou les pages web de Discogs, sans cesse parcourus par Brian Burton, alias Danger Mouse. L’album s’ouvre donc sur Sometimes, fort d’un sample de Love without Sex, signé Clarence Reid pour une diva soul méconnue, Gwen McCrae. Un peu plus loin, No Gold Teeth Explicit est porté par la trame de Stop, de Mort Shuman et Jerry Ragovoy, jadis interprété par Hugh Masekela. Capable d’aller piocher dans le rock progressif italien ou la country de George Stavis, Danger Mouse cultive également l’hybridité de son propre corpus : les effluves rock psyché d’Aquamarine n’auraient pas détoné chez Broken Bells, le beau timbre de Michael Kiwanuka en sus. Même en l’absence de sample, les réminiscences persistent, comme ces notes de Kung Fu Fighting (vive Carl Douglas !) qui s’infiltrent au sein de Close to Famous.
Si Cheat Codes marque un retour aux sources pour Danger Mouse, rien de neuf pour un Tariq Trotter alias Black Thought. Souverain en son royaume, il écrit et improvise à foison sur les compositions du premier. Fils de militant·es de la Nation of Islam, assassiné·es lorsqu’il était enfant, il incarne les racines d’une musique autant marquée par les manifestes soul sixties que par les préceptes de la Zulu Nation. Sont ici convoqués les esprits des Last Poets, de Gil Scott-Heron ou encore du Wu-Tang des débuts. Le rap est résolument old school, s’offrant pourtant les valeurs sûres du hip hop contemporain : A$AP Rocky, Run the Jewels, Raekwon, Joey Bada$$, Russ, Conway the Machine… Sur l’entêtant Belize, s’illustre l’un des rappeurs les plus intriguants de la scène britannique, MF Doom, disparu prématurément à l’automne 2020. Mais c’est bien seul que Black Thought ferme le bal, sur un air de Tony Joe White, avec un vibrant hommage aux actrices noires qui ont imposé leur talent dans la cour hollywoodienne : Violas & Lupitas.

Hot Chip
Freakout/Release
(Domino/Sony Music)


Si le groupe nous a laissés en 2019 avec A Bath Full of Ecstasy, plongée dans l’hédonisme du dancefloor comme une remontée d’euphorie de synthèse, Freakout/Release pose tout à plat et remet les compteurs à zéro. Hanté en filigrane par l’épidémie de Covid et ses inévitables répercussions sur la création, ce huitième album scelle les retrouvailles de Hot Chip et le plaisir collectif de composer en studio plutôt que par fichiers virtuels, histoire de renouer avec la dynamique et la spontanéité qui ont fait sa réputation. Une réunion de famille permise par leur nouveau studio, bien nommé Relax & Enjoy, situé dans l’East London et agencé avec minutie pendant la première année de la pandémie. Freakout/Release est un disque marqué à la fois par la liberté que lui offre ce nouvel espace d’enregistrement, par la mémoire de Philippe Zdar (coproducteur de A Bath Full of Ecstasy) et par la reprise dynamitée du Sabotage des Beastie Boys, que la formation réserve à ses concerts dans un bain d’hystérie.

S’ouvrant sur Down, bombe dansante et survitaminée par un sample vocal irrésistible tiré du More than Enough d’Universal Togetherness Band, Freakout/Release transpire la joie et l’innocence d’un groupe, heureux de se retrouver et de pouvoir lâcher la bride à son imagination, après ces périodes d’isolement. Mélange de tubes à danser et de ballades à chialer (un yin-yang émotionnel dont Hot Chip a fait sa marque de fabrique), l’album invite Lou Hayter, Cadence Weapon et leurs grands potes Soulwax. Retrouvailles aussi avec l’enthousiasme du groupe qui s’était légèrement estompé ces dernières années à force de s’éparpiller, mais surtout avec la magie bricolée qui transpirait de leurs meilleurs albums – Made in the Dark (2008) et One Life Stand (2010). Élégiaque comme mélancolique, survolté comme apaisé, bucolique comme crissant, bourré de bombes en puissance (le deuxième single Eleanor en tête), Freakout/Release est le disque le plus grave d’une longue carrière, abordant la résilience, la joie d’être ensemble, les tensions raciales ou MeToo.

Cass McCombs
Heartmind
(ANTI-/PIAS)


L’année dernière, alors que l’on parlait avec elle de son Acquainted with Night, Lael Neale nous chantait les louanges des albums de Cass McCombs et on se demandait pourquoi ce nom restait confidentiel. Peut-être le prolifique Californien est-il lui-même, après vingt ans d’une carrière aux marges de l’Americana alternative, l’artisan de cette discrétion. Ici, McCombs entame son rayonnant album avec le morceau le plus revêche du lot : Music Is Blue et ses guitares qui maugréent leur électricité en arrière-plan d’un crooning heurté, aux arabesques fragiles – une élasticité Dirty Projectors qu’on retrouvera du côté des déliés de A Blue, Blue Band.
Les remous de cette ouverture achoppent sur un Karaoke à l’allant mélodique irréfrénable quand, plus loin, la transe tranquille de Krakatau s’appuie sur les miroitements d’une production qui ménage autant le piqué des guitares que les halos des cuivres et claviers. Sur cette surface moirée et liquide se pose une voix gouleyante comme le meilleur Herman Dune (Unproud Warrior) ou des riffs laid-back venus d’ailleurs – Belong to Heaven, tube mélancolique. Conclusif, le morceau titre s’efface en une longue médiation instrumentale, laissant se déposer le souvenir de refrains supérieurs et d’atmosphères aux nuances impressionnistes. D’une brièveté qui, sur ce plan, le place à l’opposé du plantureux Big Wheel and Others (2013), Heartmind est un nouveau Graal qui n’attend que d’être déniché.

UTO
Touch the Lock
(InFiné & Pain Surprises/Bigwax)

Ne pas se fier à la pochette de Touch the Lock, elle ment éhontément : quelques années après avoir suscité l’intérêt de la sphère indie gâce à des singles hérités de Beach House et Portishead, Neysa May Barnett et Émile Larroche n’ont pas soudainement basculé dans un rock sauvage, idéal pour saccager le mobilier. Sur ce premier album, le duo français fait dans un tout autre style, construit autour d’un synthé, d’un mellotron et d’un concept, subtilement poétique : celui de l’espace impossible, de ces paysages que l’on observe depuis la fenêtre (Behind Windows), de ces portes qui, une fois fermées, charrient tant de mystères.

Touch the Lock, c’est donc une plongée dans l’inconnu rendue plus séduisante encore par la maîtrise de deux musiciens qui, à leur manière, participent à la diversité et à la profondeur de l’expression pop dans l’Hexagone. Au programme : des boucles obsédantes (Heavy Metal), des harmonies ensorcelantes (This New Phase), des orchestrations qui invitent à tourner le dos au monde moderne (Full Presence) et des mélodies détachées de toute forme de pesanteur (À la nage). Pour la première fois, le couple UTO délaisse la langue d’Adrianne Lenker pour celle d’Emmanuelle Parrenin, et c’est tout aussi beau : Souvent parfois ou Délaisse sont ainsi à écouter avec une oreille vierge, certain·e d’avoir trouvé là des morceaux aptes à favoriser l’évasion.