Les 5 albums du mois de novembre

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois de novembre – avec Damon Albarn, Juliette Armanet, Courtney Barnett, Snail Mail et Parcels – c’est tout de suite !

Damon Albarn – The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows
(Transgressive Records/PIAS)

Trente ans exactement après le premier album (baggy) de Blur, Leisure, qui aurait parié quelques livres sterling sur la trajectoire artistique et l’épaisseur discographique de son leader alors anglo-centré ?

Généreux et prolifique, surprenant et syncrétique, fascinant et affable, Damon Albarn incarne à lui seul trois décennies de musique – il suffit d’ailleurs de jeter un œil sur sa constellation de collaborations planétaires depuis le fondamental Mali Music en 2002.

Titre inspiré par un poème de l’Anglais John Clare (“Love and Memory”, 1829), The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows demande un temps d’écoute, à l’image de son intitulé à rallonge, à mesure que chacune des onze plages s’écoule, se développe, se déploie et ondoie même. Si la voix est toujours immédiatement reconnaissable (Damon Albarn chantant mieux que jamais dans une variété prodigieuse de tonalités), le décorum instrumental réserve des surprises en cascade, des détours à foison, des circonvolutions à l’envi. Du pouvoir d’attraction des paysages islandais jusqu’à celui d’un cormoran (The Cormorant, son morceau fétiche), Damon Albarn a tiré des compositions à la fois oniriques et magnétiques, flottantes et universelles.

S’entourant de musiciens islandais ou de fidèles comparses (comme Simon Tong, l’ex-guitariste de The Verve, qui l’a accompagné dans The Good, the Bad & the Queen), le chanteur paraît merveilleusement suivre la note d’intention contenue dans Darkness to Light, titre programmatique au mitan des deux faces du disque. The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows est aussi marqué du sceau d’une absence définitive, le génial batteur Tony Allen (devenu l’un de ses plus fidèles compagnons depuis que le quinquagénaire londonien l’avait enrôlé dans le supergroupe The Good, the Bad & the Queen en 2007), décédé du Covid-19 au printemps 2020. En conclusion de cet album miraculeux, Damon Albarn reprend les mots de John Clare dans les paroles de Particles, ultime ballade qui coule littéralement de source.

Juliette Armanet – Brûler le feu
(Romance Musique/Universal)

Brûler le feu, le deuxième album de Juliette Armanet, est effrontément emballé, brûlant par tous les bouts de chair et d’âme, rouge sang d’extase et de pleurs, chialant et boule à facettes, d’une fragilité mutée en force. Il est tel celui d’une écorchée vive qui retrouverait son enveloppe charnelle, se redressant de toute sa hauteur dans les arrangements piano-voix, jusqu’à esquisser les plus sincères pas de danse en costard noir.

Quatre ans après Petite Amie, sacrement immédiat, Juliette Armanet parle toujours d’amour. Et alors ? Il n’y a en définitive pas de plus beau sujet, insaisissable, brumeux, épineux, paradoxe ambulant, seul capable de nous sortir véritablement de nous-mêmes pour entrer là, enfin, dans l’autre. Difficile de revenir dans sa propre peau après coup… Alors, il reste Brûler le feu, comme griller le feu au rouge dans un excès de vitesse, comme brûler si fort que l’on arriverait soi-même à brûler le feu, ou encore brûler si fort que l’on deviendrait soi-même soleil – ce soleil qui revient partout dans ses paroles, incandescent.

Entourée du merveilleux SebastiAn, dont les talents de producteur sont décidément remarquables (Charlotte Gainsbourg, Frank Ocean…), comme de Yuksek et Victor Le Masne, Juliette Armanet dénude et retisse, absout et se grise d’un sentiment fantasmé, adresse caresses et clins d’œil à la soul, au r’n’b, au gospel, portant ses treize morceaux de sa voix sansonesque, sans jamais virer célinedionesque. Armanet ne crie pas, elle s’élance et saute, du haut de la falaise, pénétrant dans l’eau avec une forme de grâce et de détermination.

Clin d’œil au It Ain’t Over ’Til It’s Over de Lenny Kravitz, Boum Boum Baby transpire une sucrerie façon Vanessa Paradis, avec ses violons et son “plus cool des je t’aime”. Si Sauver ma vie, Le Rouge aux joues, HB2U et L’Épine figurent parmi les plus beaux titres de l’album, c’est sans hésitation aucune Vertigo, hommage hitchcockien à l’amour dévorant, qui happe d’une traite, avec SebastiAn posant sa voix spectrale comme un amant qui s’efface.

Sous couvert de déchirure amoureuse, Juliette Armanet nous offre, à nouveau, une proposition de bousculade, légèrement sans gêne et malaisante, déroutante de mise à nu et pourtant enveloppée dans la moirure d’un songe frénétique. C’est un vaste vacillement qui surgit des profondeurs de cet album, à première vue roucoulant comme une variétoche inspirée disco, et pourtant si fort, si grand, si beau, taché d’un rouge de colère, de chair, d’éclat. Brûler le feu a cramé la mièvrerie pour ne retenir qu’un grand choc thermique, celui d’une artiste en plein réveil, s’ébrouant sur l’herbe humide, les joues cramoisies.

Courtney Barnett – Things Take Time, Take Time
(Marathon Artists/PIAS)

En 2019, après deux albums remarquables, Courtney Barnett a consolidé sa réputation de songwriter et guitariste. Sous haute influence nineties (Pavement, The Lemonheads, Sleater-Kinney), l’Australienne a trouvé un ton bien à elle, à la fois désabusé et espiègle, pour exprimer ses chroniques sarcastiques du quotidien. Schéma hélas bien connu : lessivée par les tournées, achevée par une rupture amoureuse, elle frôle le burn out. Ses piques pleines d’esprit se teintent d’amertume. Début 2020, elle décide de vivre seule à Melbourne, son refuge, pour se poser, prendre son temps et se ressourcer. Les confinements liés au Covid ont sans doute renforcé ce repli salutaire qui lui fait retrouver le sourire et l’inspiration. “J’ai l’impression que je me suis mise intentionnellement à rechercher le côté positif des choses”, explique-t-elle dans le communiqué qui accompagne son troisème LP.

Toujours dans sa tradition de titres à rallonge, comme pour refléter son propre débit, Things Take Time, Take Time montre la jeune trentenaire sereine, maîtresse d’elle-même, remplie d’une énergie qui la fait aller de l’avant. Certains morceaux ont des noms qui ressemblent à des conseils bien-être : le pétillant Take it Day by Day, ou Write a List of Things to Look Forward to, entre folk et Americana, comme sait le faire son ami Kurt Vile, avec lequel elle publia Lotta Sea Lice en 2019. D’autres passages évoquent une dreampop vaporeuse (Here’s the Thing), l’antifolk (If I Don’t Hear from You Tonight), le rock patraque du Velvet Underground (Oh the Night et son piano cabossé, où la chanteuse semble vulnérable comme jamais), ou le lo-fi le plus épuré (Turning Green et sa géniale coda instrumentale). Enregistré entre fin 2020 et début 2021, entre Sydney et Melbourne, ce disque a bénéficié d’un coup de main de sa compatriote Stella Mozgawa, fabuleuse batteuse de Warpaint, ici coproductrice et musicienne. Ensemble, elles ont peaufiné dix morceaux passionnants dès l’ouverture : avec Rae Street, premier single dévoilé en juillet, l’artiste signe un chef-d’œuvre folk rock, chanté d’une voix traînante rappelant étrangement celle d’une autre Courtney (Love). Aucun doute : on tient là l’une des rénovatrices les plus intéressantes de la scène rock d’aujourd’hui.

Snail Mail – Valentine
(Matador/Wagram)

Au printemps 2020, confinement oblige, la musicienne retrouve le domicile parental en périphérie de Baltimore, dans le Maryland. Après un EP remarqué en 2016, un premier long format, Lush, salué de toutes parts deux ans plus tard, et trois longues années de tournée enchaînées dans la foulée, Lindsey Jordan, considérée d’office comme la nouvelle prodige indé à seulement 18 ans, réintègre sa chambre d’ado avec la certitude menaçante de n’avoir nul autre choix que de se remettre au travail. Commandées plus par  obligation professionnelle que par réelle inspiration créative, les nouvelles compositions de Snail Mail peinent à prendre forme. Entre diverses séances de puzzle, lecture et méditation pour tuer le temps, l’Américaine s’efforce de pondre des morceaux jusqu’à l’épuisement.

Plus affirmée que jamais, Lindsey Jordan revient à ce qu’elle sait faire de mieux. Sur Valentine, elle convoque à nouveau ses romances douloureuses et s’épanche désormais sur ses blessures pour y trouver la guérison.Si Snail Mail exhibe son cœur brisé en toute sincérité, chacun des dix morceaux affiche une maturité manifeste, celle d’une jeune adulte pour qui la fin de l’adolescence aura été précipitée puis disséminée par une ascension fulgurante, une vie sur la route et la pression du succès. Minutieusement travaillés en amont, les textes de Valentine se parent d’électronique et d’un ensemble de cordes, de plusieurs touches de piano comme de synthétiseurs, échafaudées à quatre mains avec le producteur Brad Cook, fidèle collaborateur barbu de Bon Iver ou de Waxahatchee. Alors que le jeu de guitare se veut toujours aussi subtil (Light Blue, Mia et sa conclusion aux allures d’acceptation) que rageur (le morceau-titre Valentine, Glory), Snail Mail s’extrait des carcans de l’indie rock et dévie vers la pop sous influence r’n’b afin d’apporter de la nuance et de retranscrire au plus juste le maelström émotionnel des lendemains de rupture – Madonna, le surprenant Forever (Sailing). Le feu crépite déjà dans la cheminée.

 

Parcels – Day/Night
(Because/Virgin Records)

A l’inverse de Parcels, ensoleillé et hostile à l’idée de masquer le naturel optimisme du groupe pour flatter les humeurs mélancoliques de l’époque, Day/Night encourage l’abandon de soi, flirte avec l’intime, déploie suffisamment de nuances pour faire de Parcels une bande de jeunes hommes complexes, condamnés à vivre avec des sentiments contradictoires. Il faut pourtant une sacrée dose de folie pour se lancer, en 2021, dans un double album conceptuel. Et si l’on sent chez les Australiens le besoin de fuir la léthargie, de tourner le dos à la passivité, on sent aussi que ce format cache d’autres obsessions, liées à l’enfance, à la nécessité de s’affranchir des attentes et de créer en permanence, en se moquant bien de l’époque et de ses convenances. À ceux et celles qui pensaient que les Parcels étaient simplement des musiciens capables de composer de charmants fonds sonores pour boutiques branchées, de l’habillage sophistiqué sur du vide, Day/Night prouve au contraire qu’ils font partie de ces artistes qui se débattent constamment avec la question “qu’est-ce que la pop ?”, avant de laisser à leurs morceaux le soin d’y répondre. On comprend alors que les Australiens ignorent tout du chiqué, de la mise en scène de soi ; ils réclament juste à leurs instruments de perpétuer sans copier leur amour pour les Beach Boys, Crosby, Stills & Nash ou, plus évident encore, Donny Hathaway et Michael Jackson, dans une succession de tubes qui se fichent pas mal des genres et des époques : ici, soul, funk, country, psyché ou rock progressif sont des langues vivantes, voire un joli argot parlé en totale harmonie par cinq garçons à l’accent distingué, précieux sans être maniéré.

C’est qu’il aurait été cruel de se priver de ces dix-neuf chansons où le savoir-faire pop de Parcels se fait plus clair, plus lisible. Il finit même par trouver toute sa splendeur dans les arrangements gracieux de Shadow, le piano dynamique de Comingback, les notes atmosphériques de Nightwalk ou le groove imparable de Somethinggreater. C’est un groupe parfaitement actuel, qui célèbre l’amitié – longue d’une dizaine d’années –, qui prône le mélange des genres dans des pop songs ambitieuses, qui assume son côté bon élève et qui ose l’humour au moment de répondre à ses possibles détracteurs et détractrices : “Si certains nous trouvent trop rétro, dans le look ou musicalement, ce n’est pas grave. Au pire, on sera ce groupe dont on offre les albums à la fête des Pères.”